Author: Iranductibles

Portrait de traductrice : Ana Montero ou l’être persane

Femme jouant du daf – XIXe siècle, Brooklin Museum

سلام آنا، از آشنایی با شما خوشحالم
Peux-tu te présenter, et expliquer ce qui dans ton parcours de vie, t’a permis de faire connaissance avec le persan ?

— Je m’appelle Ana Montero, je suis traductrice de français et de persan, bien que mon activité professionnelle principale soit un peu différente. C’est en travaillant comme vendeuse à Paris au début des années 90, que mon premier contact avec l’Iran s’est établi ; principalement par le biais de photos présentées par l’un de mes collègues. J’ai ensuite voyagé à Copenhague durant l’année 1994, en qualité d’étudiante Erasmus et je fis rapidement la connaissance d’Iraniens, car ces derniers constituaient à l’époque, une importante communauté au Danemark. C’est donc naturellement que je me nouai d’amitié avec certains d’entre eux, dans la résidence étudiante que je partageais avec mes compatriotes espagnols.

Est-il aisé de nouer des relations d’amitié avec les Iraniens ? Quelle communauté spécifique as-tu fréquentée ?

— De mon point de vue, il est plus facile de nouer une amitié avec les Iraniens qu’avec les Danois, car je considère notre culture latine beaucoup proche du Moyen-Orient1 que de l’Europe du Nord. J’ai d’ailleurs poursuivi ce relationnel à mon retour à Madrid, où j’entrepris de faire un cursus de persan à l’université avant de devenir hôtesse de l’air, et de voyager fréquemment au Danemark jusqu’à m’y installer pour trois ans. Durant cette période, j’ai continué l’apprentissage du persan et des déplacements périodiques en Iran m’ont permis de le perfectionner. Je me suis d’ailleurs mariée à Copenhague avec un musicien et producteur iranien, et ai eu la chance de connaître de grands artistes tels que Shajarian, Mohamad Reza Lotfi, Parissa, Keyhan Kalhor, entre autres, qui venaient donner des concerts en Scandinavie.
De retour en Espagne, je me suis investie avec mon mari dans la création et le fonctionnement d’une association irano-espagnole nommée la Casa Persa, dédiée à la découverte de la culture perse (musique, langue, mystique).

Peux-tu nous en dire davantage sur ton domaine de spécialité linguistique ?

— J’ai commencé en étudiant la traduction il y a quinze ans à l’université de Madrid, et ai eu l’opportunité d’effectuer un stage au centre culturel iranien, en qualité de traductrice et sous-titreuse de films. J’ai également pris des cours de persan en distanciel à l’INALCO, cursus sanctionné par un certificat. En 2013, je décidai de déménager pour un an avec ma fille à Téhéran, opportunité unique pour elle d’avoir un contact direct avec sa famille, sa culture, et pour moi d’étudier le persan et la littérature mystique à l’institut Dehkhoda. Depuis notre retour en Espagne, je continue, entre-autres, la traduction cinématographique, et ai collaboré avec le Persian Language Services, lors du rapatriement des Afghans dans le sud de l’Espagne, organisé par les Etats-Unis en 2022.
Ma décision de choisir le persan, répond donc à un parcours de vie, qui me rend d’autant plus responsable de la promotion qui doit être faite de cette culture dans mon pays ; où je fais face depuis trente ans à des préjugés, toujours renforcés par la vue simpliste que les médias donnent de l’Iran.

Quelles sont les opportunités professionnelles pour une personne maîtrisant le persan ?

— La grande majorité travaille aujourd’hui pour des associations humanitaires, ou pour la police. Il faut reconnaitre que les sanctions internationales à l’endroit de l’Iran, rendent quasiment impossible une activité rémunérée dans d’autres domaines. J’ai personnellement connu plusieurs traducteurs de persan contraints de se livrer à des tâches rémunératrices éloignées de leur compétence principale, tant le manque de travail est flagrant.

Considères-tu que la maîtrise de l’arabe ou du pachto, dont les alphabets possèdent des similarités avec celui du persan, puisse constituer un avantage pour appréhender cette langue ?

—  L’arabe peut effectivement contribuer à une meilleure maîtrise du persan, en revanche le pachto est beaucoup plus éloigné cette langue ; et les ponts linguistiques qui peuvent être établis le seront avec le dari afghan, voire avec le kurde, qui provient en partie du persan. Plus généralement je trouve le persan assez facile, surtout si je le compare à l’arabe. Il y a trente ans, le persan était encore enseigné en Espagne dans les études arabes, mais cette matière a aujourd’hui quasiment disparu et son apprentissage est circonscrit aux établissements culturels iraniens.

Comment vois-tu l’évolution du persan au regard du contexte géopolitique actuel, penses-tu qu’initier son apprentissage puisse être un atout compétitif pour l’avenir ?

—  La question de l’avenir du persan reste identique depuis trente ans. Iraniens et Occidentaux aspirent de manière bilatérale à une reprise des échanges, susceptible de favoriser les investissements au sein d’un marché régional à immense potentiel, dans le golfe persique. Certains savent saisir ces opportunités, car les principaux étudiants de persan sont aujourd’hui les Russes et les Chinois, avec lesquels l’Iran maintien des relations économiques. Malheureusement pour l’Europe de l’Ouest, tant que les sanctions seront maintenues, elle ne sera pas en mesure de profiter de cette manne.

Quels conseils dispenserais-tu à ceux qui souhaitent franchir le pas de l’apprentissage du persan ?

—  Pour ceux qui souhaitent apprendre le persan aujourd’hui, la meilleure façon c’est évidemment de le faire sur place. Les cours à Dehkhoda à Téhéran me semblent la meilleure option. Une approche moins radicale si on habite à Paris, est de se rendre à l’INALCO. Je pense que c’est l’un des meilleurs instituts au niveau international, avec une formation très complète en langues et cultures orientales.

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Retrouvez Ana Montero.
Merci à Yasmina Khelifi pour la mise en relations.

  1. N.D.L.R. (terme incluant l’Iran selon la définition héritée de l’Empire britannique). ↩︎

La voie céleste du tanbur kurde

Jean-Léon Gérôme – Le joueur de luth, 1858

“Au cours des douze années d’ascétisme de ma jeunesse, tous les soirs au crépuscule je prenais mon tanbur et je jouais de la musique sacrée. Des voiles se levaient… […]”.

Ce témoignagne d’Ostad Elahi (1895-1974) penseur, mystique et musicien iranien, dévoile l’esprit du luth sacré oriental, instrument des temps antiques et des cultes séculaires, déjà attesté en basse Mésopotamie au troisième millénaire av. n. è., à Uruk, la cité de l’Épopée de Gilgamesh ; que d’aucun considère comme le point de départ de la civilisation, et par connexité de l’écriture de ses mythes.
Soutenant le chant profane du poète ou la litanie hiérophanique du dévot, le tanbur, par son aspect confidentiel et initiatique, tend principalement à être assimilé au monde cultuel et dévotionnel. Un poète anonyme cité par Jean During dans l’Âme des sons décrit l’instrument en ces termes :

“Si proche des mélodies de l’autre monde est la plainte du tanbur : bois sec, cordes sèches, peau sèche… D’où vient ce son ? du Bien-Aimé”

Car il pourrait bien s’agir bien de cela, d’une force vibrante fonctionnant comme un connecteur entre le monde visible et invisible, dont il convient de cerner l’origine, l’évolution, la systématique au travers ses propriétés physiques ; pour tenter de comprendre pourquoi les doux accents du tanbur kurde, possèdent les attributs pouvant conduire, quand le moment s’y prête, à la voie céleste.

Aux sources du tanbur

Le tanbur s’apparente en Orient à la famille des instruments à cordes, désignant pelle mêle les luths de caractéristiques morphologiques différentes, mais ayant pour dénominateur commun un manche plus long que la caisse. D’un point de vue étymologique, le nom pourrait venir du terme sumérien ban-tur, qui signifie petit arc. L’apparition du luth à long manche, a été disputée entre les partisans de Wilhlem Stauder (1903-1981) avançant l’origine caucasienne d’un instrument, progressivement diffusé depuis l’Asie Mineure par les Hourrites ; et les tenants d’une souche sémitique qui le rattachent à la Mésopotamie, soutenue par Subih Anwar Rashid (1928-) et Friedrich Ellermeier (1936-). Ce dernier croit déceler le foyer initial chez les sémites de l’ouest, partis du sud-est de la Syrie actuelle dans la région de Mari, pour migrer vers Larsa dans le sud-est de l’Irak durant le second millénaire av. n.è.
Son approche comparative du luth et de la lyre horizontale, plaide également pour une lignée nomade commune : “Le lien avec le monde des bergers représenté sur deux reliefs de Nippur, est également notable dans la théorie des origines sémitiques de l’ouest”1. Le tanbur a ensuite été adopté en Egypte durant la deuxième période intermédiaire (1780 à 1550 av. n.è.) dite période d’Hyksos.

Harvey Turnbull (1924-1994) quant à lui, affirme que l’apparition du luth en Mésopotamie est bien antérieure à cette première vague sémitique. Elle serait survenue au troisième millénaire av. n.è., si l’on se réfère à la plus ancienne représentation attestée de cet instrument, qui figure sur un seau cylindrique en serpentine noire datant de l’empire d’Akkad (2330 à 2280 av. n.è.), acquis en 1888 par le British Museum lors de la seconde mission en Egypte et Mésopotamie de Sir Ernest A. T. Wallis Budge (1857-1934) : “[…] le luth est dans les mains d’un homme accroupi qui joue pendant que l’on amène un homme oiseau à un dieu assis”2.
Turnbull opère également une classification binaire entre le luth d’intérieur du troisième siècle av. n.è. à usage rituel, précédemment évoqué, et le luth d’extérieur du deuxième siècle av. n.è., dont les représentations légères et pastorales suggèrent d’avantage une utilisation séculaire. L’ensemble des artefacts collectés au-delà de la troisième dynastie d’Ur (2112 à 2004 av. n.è.), présentant des musiciens isolés ou des bergers instrumentistes accompagnés d’animaux, opère dont une nette rupture avec le style votif d’Akkad.

Caractéristiques morphologiques du tanbur : l’exemple kurde

S’attachant spécifiquement aux qualités du tanbur joué en Iran, Jean During en fait la description suivante : “Le tanbur kurde consiste en une caisse piriforme ou ovoïde couverte d’une table d’harmonie en bois. Le manche est monté de 14 frettes en ligatures de boyau et de deux cordes d’acier dont la plus haute est en général doublée. […] la largeur de la caisse, de même que sa profondeur, sont de 15 et 18 cm environ. La longueur de la caisse et de la touche sont pratiquement constantes, de sorte que la longueur de la corde vibrante est d’environ 60 cm”3.
Les modèles primitifs étaient constitués d’une membrane de parchemin destinée à amplifier la vibration, elle fut par la suite remplacée par une mince table de bois. Celle-ci est percée de 7 à 12 trous, parfois présents sur les côtés, qui ont pour effet de projeter le son et d’en modifier la tessiture en apportant du moelleux.
Les trois cordes sont attachées à un cordier placé entre l’éclisse inférieure et la table, elles s’alignent sur un chevalet pour rejoindre le haut du manche ou elles sont tendues par des chevilles en bois. “La basse est en général plus épaisse, mais pas autant que le justifierait la différence réelle de diapason. Cette irrégularité confère au tanbur une sonorité plus douce avec une basse plus discrète”4.

Les matériaux qui composent le tanbur kurde répondent à une codification précise, ainsi l’association du mûrier pour la table et la caisse et du noyer pour le manche, est quasiment systématique. Les propriétés complémentaires acoustiques de ces essences, poreuses pour la première et compactes pour la seconde, semblent guider ce choix, mais Jean During suggère qu’il pourrait aussi répondre à des considérations mystiques, le noyer étant considéré chez les Ahl-e Haqq – communauté religieuse kurde d’Irak et d’Iran –, comme un bois spirituel capable de renforcer le pouvoir de l’instrument quand il s’harmonise avec le mûrier.
Le tanbur ne comporte aucune incrustation décorative de type nacre ou os comme il est d’usage pour les instruments récréatifs ; la sobriété restant le maître mot de l’ensemble façonné qui doit faire écho au registre sonore qu’il sert : la musique savante ou cultuelle.

Une fonction ésotérique par nature

Instrument des bardes par excellence, le luth sied particulièrement à un usage nomade, et les différentes techniques de jeu qu’il offre, apportent du modelé aux mélodies les plus simples tout en soutenant la voix sans jamais la couvrir. Cela semble encore plus vrai pour le tanbur, dont la tessiture sèche aux accents acétiques sublime le registre dévotionnel.
La dimension sacrée du tanbur kurde est perceptible dans le rapport qu’entretient le musicien avec son instrument ; le considérant comme incarné, il fait l’objet de rituels d’adoration au même titre qu’une relique. À ce titre, l’ordre des Ahl-e Haqq l’envisage tel le pivot de l’assemblée des fidèles, et l’outil de liaison avec le monde céleste ; passant de mains en mains il est embrassé et n’est jamais déposé sur le sol. Au regard des dispositions mystiques de ses interprètes, il est fréquent que soient attribuées au tanbur une nature propre, une individualité qui se matérialisent par des signes anthropomorphiques. L’instrument pourra ainsi être jaloux, capricieux, ou offrir son plein potentiel selon l’attention qu’on lui manifeste.

La conception de la musique dans les traditions orientales, se préoccupe moins de la forme technique que de la nécessité de répondre aux différents besoins de de l’âme : “C’est donc pour l’âme que les maîtres iraniens ont créé leur musique, en recherchant à chaque fois l’air qui convenait le mieux, la mélodie qui la rendait joyeuse ou légère à ce moment-là”5. L’asar, ou concept d’effet, traduit le moyen de répondre à ces différentes humeurs, par transfert d’énergie.
Si la forme la plus aboutie de cet art, prétend nouer une connexion entre l’âme et son Bien-Aimé, il lui faudra atteindre l’état de grâce dénommé hâl. Cette notion de réceptivité spirituelle n’est possible qu’après des années de pratique désintéressée, dans laquelle les notions de gain ou de succès doivent s’effacer au profit d’une éthique du jeu mêlant l’humilité, la sincérité et le don de soi. Il est à noter que le hâl produit par le musicien, peut indépendamment toucher ce dernier comme l’auditoire.
Au-delà de son intention spirituelle, la musique d’Ostad Elahi était reconnue comme curative pour l’âme et le corps ; plusieurs témoignages rapportant des expériences extatiques récurrentes décrivent ses propriétés thérapeutiques : “[…] elle véhiculait une énergie vitale qui induisait un sentiment de légèreté et de délivrance grâce auquel les nœuds psychiques se défaisaient”6.

Quelles sont donc les caractéristiques qui déterminent la vocation sacrée du tanbur ? Son emprunte sonore, faite d’un vrombissement lancinant et itératif, qui semble indissociable de la recherche de l’état spirituel. Sa tessiture aux couleurs de voix polyphoniques vacillantes, faisant office d’incantations discrètes de Zerk – se rappeler Dieu chez les mystiques – pour se substituer selon les situations, au chant, ou au contraire l’accompagner avec un entrain refréné par une douceur enveloppante. Mais aussi le soin apporté au rituel qui entoure sa fabrication, ainsi que l’aura de mystère définie au même titre qu’une prière, par l’intention, qui doit nécessairement précéder l’acte de jouer.

Mes remerciements vont à Amir Reza Shams pour ses démonstrations musicales au tanbur, ses explications théoriques et orientations bibliographiques.

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  1. Harvey Turnbull. The Origin of the Long-Necked Lute. The Galpin Society Journal vol. 25, 1972, p. 59. ↩︎
  2. The New Grove, Dictionary of Musical Instruments. Macmillan Press, London 1984, pp. 551-552. ↩︎
  3. Jean During, Musique et mystique dans les traditions de l’Iran. Institut français de recherche en Iran, 1989, p.323. ↩︎
  4. Jean During, Op. cit., p. 324. ↩︎
  5. Jean During, L’âme des sons, L’art unique d’Ostad Elahi (1895-1974), Les éditions du relié, 2001, p. 88. ↩︎
  6. Jean During, Op. cit., p. 126. ↩︎

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