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Iran, Israël, et Eurasie : ce que Brzeziński voulait éviter

Dans son ouvrage The Grand Chessboard publié en 1997, Zbigniew Brzeziński, le conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, avançait que le contrôle de l’Eurasie était crucial pour maintenir la suprématie américaine, et présentait une série de réflexions stratégiques œuvrant à cet objectif. L’Iran, identifié comme puissance moyenne, mais pièce angulaire régionale en raison de ses ressources et de sa position stratégique, devait être figé au moyen d’un dispositif mixte altérant son influence continentale, composé de sanctions économiques, de la construction d’un foyer régional de rivaux, et du soutien d’activistes au sein du pays, pour favoriser en temps voulu un changement de régime. La promotion d’une diplomatie continue servant de fil directeur à ces mesure techniques, complétait cet appareil préventif, aussi l’option d’une confrontation militaire directe devant être évitée, sous peine d’embrasement.

Une attaque aux conséquences incontrôlables

Or, l’attaque brutale de l’Iran par Israël survenue le vendredi 13 juin dernier, planifiée, au regard du dispositif composite employé et de son action en profondeur, matérialise l’élément déclencheur que Brzeziński souhaitait éviter. Constituant une violation incontestable de l’article 2 paragraphes 3 et 4 de la charte des Nations-Unies, cette offensive s’est de surcroit déroulée deux jours avant les négociations sur le nucléaire, initialement prévues sous le patronage du sultanat d’Oman, desquelles l’Iran a souhaité se retirer au regard de l’agression subie sur son territoire. De celle-ci émergea une riposte iranienne, permise par le droit naturel de légitime défense[1], conduisant inévitablement au principe d’escalade tant redouté.

Que faut-il craindre aujourd’hui ? Une radicalisation des positions bilatérales, qui pourraient installer le conflit dans la durée, et augmenter le nombre des victimes civiles iraniennes et israéliennes, populations unies de fait dans l’adversité malgré les 2.308 km qui séparent leurs capitales. L’intervention américaine également, – sans imaginer, qu’à l’instar des deux guerres du Golfe, l’envoi de centaines de milliers de soldats au sol soit aujourd’hui possible – qui pourrait prendre la forme d’un bombardement stratégique à haute altitude conformément aux préceptes du général Giulio Douhet (1869-1930), qui avançait que ce mode opératoire n’est pas tributaire de la géographie, et permet de remporter la victoire en détruisant toute infrastructure vitale. Or cette option militaire, nonobstant son immoralité, constituerait une erreur sur le long terme du point de vue d’une tentative de division, car les populations bombardées tendent à faire corps, et à oublier les discordes internes devant un ennemi commun. Ceci est particulièrement vrai pour les Iraniens, dotés d’une conscience aigüe de l’importance historique de leur pays, qui fit dire à Ardavan Amir-Aslani qu’ils « […] habitent dans le temps, et non dans un espace donné »[2].

Les intérêts américains et le précédent irakien

Plus qu’au bellicisme de Benyamin Netanyahou, le monde est aujourd’hui suspendu à la décision de Donald Trump d’intervenir ou non en Iran, et la question est de savoir si l’offensive israélienne, constitue pour les américains une opportunité qu’il convient de saisir pour défaire l’alliance « anti hégémonique » entre la Chine la Russie et l’Iran, qui nuit objectivement à la prolongation de l’imperium américain en Eurasie. Cette option serait contraire aux promesses de campagnes du 47e président des Etats-Unis, construites autour de la dénonciation d’opérations militaires couteuses conduites par ses prédécesseurs ; sa doctrine prône cependant « […] une utilisation massive et unilatérale de [l’outil de défense américain] pour la destruction rapide de toute menace directe à l’encontre des intérêts fondamentaux de la nation».[3] À ce stade, seul le prétexte d’un programme iranien d’enrichissement d’uranium de qualité militaire, pourrait justifier cette intervention, mais il se heurte au passif de l’invasion américaine de 2003 en Irak, motivée à l’époque par un narratif mensonger sur la possession par le régime de Saddam Hussein, de stocks d’armes prohibées. Le rapport rédigé par Charles Duelfer, le chef des inspecteurs en désarmement américain pour l’Irak, rendu public en octobre 2004, confirmait l’absence de toute menace imminente d’ordre chimique ou bactériologique[4].

Devant le dilemme d’une guerre d’attrition couteuse pour chaque partie, ou de haute intensité par intervention de tiers, l’option diplomatique reste la seule voix envisageable pour préserver l’équilibre régional, mais il ne peut être garanti que par la participation active des 10 pays du Sud global, afin de lever toute ambiguïté concernant la tentation du bloc occidental de poursuivre un objectif de refonte « du Grand Moyen-Orient », issu d’un certain atavisme néoconservateur.

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[1] FORTEAU Mathias. Jean-Pierre COT et Alain PELLET (dir.), La Charte des Nations-Unies, Commentaire article par article, « Article 51 », tome 1, 3e éd. Paris, Economica, 2005, pp. 1329-1360.

[2] ARDAVAN Amir-Aslani, L’Iran, cœur battant de la civilisation musulmane, Diplomatie n°91, septembre, octobre 2018, pp. 87-91.

[3] LE CHAFFOTEC Boris, « Paix armée et approche transactionnelle : quelle politique de défense américaine sous Donald Trump ? », Les Champs de Mars, n°30, 2018, pp. 147-156.

[4] « Selon un nouveau rapport, l’Irak ne présentait pas une menace en 2003 », Le Monde, 6 octobre 2004.

Portrait de traductrice : Ana Montero ou l’être persane

Femme jouant du daf – XIXe siècle, Brooklin Museum

سلام آنا، از آشنایی با شما خوشحالم
Peux-tu te présenter, et expliquer ce qui dans ton parcours de vie, t’a permis de faire connaissance avec le persan ?

— Je m’appelle Ana Montero, je suis traductrice de français et de persan, bien que mon activité professionnelle principale soit un peu différente. C’est en travaillant comme vendeuse à Paris au début des années 90, que mon premier contact avec l’Iran s’est établi ; principalement par le biais de photos présentées par l’un de mes collègues. J’ai ensuite voyagé à Copenhague durant l’année 1994, en qualité d’étudiante Erasmus et je fis rapidement la connaissance d’Iraniens, car ces derniers constituaient à l’époque, une importante communauté au Danemark. C’est donc naturellement que je me nouai d’amitié avec certains d’entre eux, dans la résidence étudiante que je partageais avec mes compatriotes espagnols.

Est-il aisé de nouer des relations d’amitié avec les Iraniens ? Quelle communauté spécifique as-tu fréquentée ?

— De mon point de vue, il est plus facile de nouer une amitié avec les Iraniens qu’avec les Danois, car je considère notre culture latine beaucoup plus proche du Moyen-Orient1 que de l’Europe du Nord. J’ai d’ailleurs poursuivi ce relationnel à mon retour à Madrid, où j’entrepris de faire un cursus de persan à l’université avant de devenir hôtesse de l’air, et de voyager fréquemment au Danemark jusqu’à m’y installer pour trois ans. Durant cette période, j’ai continué l’apprentissage du persan et des déplacements périodiques en Iran m’ont permis de le perfectionner. Je me suis d’ailleurs mariée à Copenhague avec un musicien et producteur iranien, et ai eu la chance de connaître de grands artistes tels que Shajarian, Mohamad Reza Lotfi, Parissa, Keyhan Kalhor, entre autres, qui venaient donner des concerts en Scandinavie.
De retour en Espagne, je me suis investie avec mon mari dans la création et le fonctionnement d’une association irano-espagnole nommée la Casa Persa, dédiée à la découverte de la culture perse (musique, langue, mystique).

Peux-tu nous en dire davantage sur ton domaine de spécialité linguistique ?

— J’ai commencé en étudiant la traduction il y a quinze ans à l’université de Madrid, et ai eu l’opportunité d’effectuer un stage au centre culturel iranien, en qualité de traductrice et sous-titreuse de films. J’ai également pris des cours de persan en distanciel à l’INALCO, cursus sanctionné par un certificat. En 2013, je décidai de déménager pour un an avec ma fille à Téhéran, conjoncture unique pour elle d’avoir un contact direct avec sa famille, sa culture, et pour moi d’étudier le persan et la littérature mystique à l’institut Dehkhoda. Depuis notre retour en Espagne, je continue, entre-autres, la traduction cinématographique, et ai collaboré avec le Persian Language Services, lors du rapatriement des Afghans dans le sud de l’Espagne, organisé par les Etats-Unis en 2022.
Ma décision de choisir le persan, répond donc à un parcours de vie, qui me rend d’autant plus responsable de la promotion qui doit être faite de cette culture dans mon pays ; où je fais face depuis trente ans à des préjugés, toujours renforcés par la vue simpliste que les médias donnent de l’Iran.

Quelles sont les opportunités professionnelles pour une personne maîtrisant le persan ?

— La grande majorité travaille aujourd’hui pour des associations humanitaires, ou pour la police. Il faut reconnaitre que les sanctions internationales à l’endroit de l’Iran, rendent quasiment impossible une activité rémunérée dans d’autres domaines. J’ai personnellement connu plusieurs traducteurs de persan contraints de se livrer à des tâches rémunératrices éloignées de leur compétence principale, tant le manque de travail est flagrant.

Considères-tu que la maîtrise de l’arabe ou du pachto, dont les alphabets possèdent des similarités avec celui du persan, puisse constituer un avantage pour appréhender cette langue ?

—  L’arabe peut effectivement contribuer à une meilleure maîtrise du persan, en revanche le pachto est beaucoup plus éloigné de cette langue ; et les ponts linguistiques qui peuvent être établis le seront avec le dari afghan, voire avec le kurde, qui provient en partie du persan. Plus généralement je trouve le persan assez facile, surtout si je le compare à l’arabe. Il y a trente ans, le persan était encore enseigné en Espagne dans les études arabes, mais cette matière a aujourd’hui quasiment disparu et son apprentissage est circonscrit aux établissements culturels iraniens.

Comment vois-tu l’évolution du persan au regard du contexte géopolitique actuel, penses-tu qu’initier son apprentissage puisse être un atout compétitif pour l’avenir ?

—  La question de l’avenir du persan reste identique depuis trente ans. Iraniens et Occidentaux aspirent de manière bilatérale à une reprise des échanges, susceptible de favoriser les investissements au sein d’un marché régional à immense potentiel, dans le golfe persique. Certains savent saisir ces opportunités, car les principaux étudiants de persan sont aujourd’hui les Russes et les Chinois, avec lesquels l’Iran maintien des relations économiques. Malheureusement pour l’Europe de l’Ouest, tant que les sanctions seront maintenues, elle ne sera pas en mesure de profiter de cette manne.

Quels conseils dispenserais-tu à ceux qui souhaitent franchir le pas de l’apprentissage du persan ?

—  Pour ceux qui souhaitent apprendre le persan aujourd’hui, la meilleure façon c’est évidemment de le faire sur place. Les cours à Dehkhoda à Téhéran me semblent la meilleure option. Une approche moins radicale si on habite à Paris, est de se rendre à l’INALCO. Je pense que c’est l’un des meilleurs instituts au niveau international, avec une formation très complète en langues et cultures orientales.

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Retrouvez Ana Montero.
Merci à Yasmina Khelifi pour la mise en relations.

  1. N.D.L.R. (terme incluant l’Iran selon la définition héritée de l’Empire britannique). ↩︎

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